Qu’est-ce qu’un dominicain ?

De plus en plus souvent, d’étranges projets me viennent : par exemple, ouvrir en deux le corps de Las Casas, quand il reviendra d’Espagne, désembusquer l’âme qui s’y cache et l’examiner à loisir. Il serait souhaitable aussi de lui couper la tête pour observer le fonctionnement de son cerveau.

Qu’est-ce qu’un dominicain ?

Lorsque mon frère mourut, au milieu du printemps 1506, j’étais dévasté. Il me laissait un monde d’autant plus vide qu’il l’avait agrandi. J’errais sans but. N’ayant parlé qu’à lui, je continuais.

On me tenait pour fou.

Une idée me vint, selon laquelle Christophe, avant le grand saut vers l’au-delà, s’était réfugié à Lisbonne.

N’était-ce pas dans cette ville que nous avions préparé ensemble son voyage ?

J’y courus. J’avais envoyé un courrier à Samuel, le cher compagnon de ma jeunesse dans l’atelier de maître Andrea, celui qui préférait dessiner le visage de ses enfants plutôt que le trait des rivages. Souvent j’avais repensé à lui. Son humanité me manquait ; je me disais qu’elle seule pourrait m’apporter un peu de paix.

Des voyageurs m’avertirent, dès la frontière du Portugal : ils répétaient, encore terrorisés, que la peste avait frappé la ville, qu’elle y faisait des ravages et que le Roi Manuel, pour sauver sa vie, s’était réfugié dans une de ses campagnes. Je continuai pourtant mon chemin. Le désespoir est une armure contre laquelle ricochent les peurs. Les mauvaises rencontres ou les maladies vous indiffèrent. Peut-être même les souhaitez-vous ? Sans doute au fond de vous quelqu’un appelle-t-il la mort qui, seule, vous délivrera.

Ces voyageurs avaient dit vrai : une épidémie m’attendait. Mais au lieu de la peste annoncée, je rencontrai pire : la sauvagerie. À peine avais-je franchi la porte du Levant que je croisai trois hommes qui en poursuivaient un quatrième. Ils l’acculèrent contre un mur et l’égorgèrent. Se retournant vers moi, ils m’examinèrent longuement. Je sens encore, quand je repense à la scène, les deux pointes de couteau me griffer la gorge. L’un de ces bandits décida que je n’avais « pas l’air d’en être ». Les autres acquiescèrent et me laissèrent aller.

Plus loin, je rencontrai une populace hurlante, emmenée par des femmes. Elles frappaient des poings les portes closes de l’église. Ouvrez ! criaient-elles, et rendez-les-nous ! le bûcher les attend !

L’une de ces furies brandissait une torche et menaçait d’en faire usage.

L’air de Lisbonne, que j’avais connu si doux, paisible, musical, résonnait de clameurs, d’explosions, de coups sourds, de ces claquements précipités qui annoncent qu’un homme fuit, et le seul parfum était le remugle, âcre et tiède, des incendies.

Je hâtai le pas, ne comprenant rien à ces rixes, mais commençant à trembler pour mon ami Samuel.

Il avait dû donner des ordres car, sitôt arrivé devant son domicile, sa porte s’ouvrit. Un vieil homme m’accueillit. “Je me nomme Luis. Je sers monsieur Samuel.” Et, tandis que j’avançais vers le petit jardin intérieur, j’entendis derrière moi qu’on poussait trois verrous. Mon ami m’attendait. Nous nous étreignîmes et sans tarder, sans même attendre le réconfort d’un verre d’eau, je demandai quelle folie s’était abattue sur Lisbonne.

— L’histoire est longue, débuta Samuel, et l’on craint d’en connaître la fin tant chaque jour est suivi d’un jour pire que le précédent.

«Depuis 1492, l’Espagne pressait le Portugal d’agir comme elle et de chasser ses Juifs. Le Roi Jean résista. Mais son successeur, Manuel, avait l’ambition de réunir sous son sceptre les deux royaumes ibériques. Dans ce dessein, il avait résolu de prendre pour femme la fille des monarques espagnols, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon. Cette princesse, elle aussi prénommée Isabelle, refusait de poser le pied sur une terre qu’elle disait “infestée”.

« Plutôt que de chasser les Juifs, le Roi Manuel décida de les convertir tous, de gré ou de force.

Le 6 octobre 1497 – comment oublier cette date ? – des soldats vinrent nous chercher dans nos maisons et nous entraînèrent vers le port, soi-disant vers des bateaux. Nous nous sommes retrouvés vingt mille sur le quai de la Ribeira, tous les Juifs de Lisbonne, tous, des nourrissons aux vieillards.

Samuel sourit :

— Et nous avons été tous baptisés ensemble. Tu as devant toi un bon catholique.

— Vrai catholique ?

— Comment abandonner les rituels de nos ancêtres ?

— Alors je comprends qu’on se méfie de vous.

— Leur haine vient surtout du fait que, devenus catholiques, nous partageons leurs droits. Ils avaient des chasses gardées, des emplois réservés. Nous y accédons peu à peu. Comment accepteraient-ils notre concurrence sans lutter ?

 

Soudain la honte me prit. J’avais oublié l’essentiel :

— Comment vont tes enfants ?

Plus de vingt années avaient passé depuis l’atelier de maître Andrea, ils avaient grandi, forcément, et quitté leurs parents. Mais je cherchais leurs traces dans cette maison et, brusquement, je sentis un grand vide.

Mes yeux revinrent vers Samuel. Il pleurait.

Il pleura longtemps, sans larme.

J’avais posé la main sur son épaule.

Des tourterelles s’étaient approchées. On aurait dit qu’elles s’associaient à sa peine.

Enfin il reprit son récit :

— En 1493, nos capitaines découvrirent, au milieu du golfe de Guinée, une terre. Ils l’appelèrent l’île des Lézards, avant de la nommer Saõ Tomé. En réalité, ces lézards étaient des crocodiles. Le Roi Jean II décida néanmoins de peupler cette nouvelle colonie. Il y envoya des esclaves, des galériens et deux mille enfants juifs ravis à leurs familles. La plupart sont morts. Je ne sais pas ce que les miens sont devenus. Pardonne-moi.

Il se leva.

— Luis te conduira à ta chambre.

Et il s’éclipsa. Je n’avais pas remarqué qu’il avait tant perdu de lui-même, si bien en chair autrefois, presque replet. Ses pas ne laissaient aucune trace sur le sable de l’allée. Les tourterelles le suivaient. Je laissai cette ombre disparaître, puis demandai à Luis ce qu’il était advenu de la femme de mon ami.

— Elle est morte d’attendre.

Je repris souffle après ce nouveau coup.

— Et Lisbonne, si douce d’ordinaire ? Quelle est la raison de sa présente folie ?

Luis raconta, à voix basse, comme s’il n’osait pas encore donner de la réalité à ses paroles.

Un mois plus tôt, le 19 avril, une femme qui priait en l’église de Saõ Domingo avait vu sortir du grand crucifix des étoiles dorées. Des centaines de personnes s’étaient précipitées pour assister au prodige. Parmi celles-là se trouvait un converti. Il eut la folie de marmonner qu’une simple croix, morceau de bois en vérité, n’était pas à même d’engendrer des miracles.

Dans l’instant, il fut roué de coups, traîné dehors, achevé sur le parvis et brûlé sur un bûcher improvisé, de même que deux de ses frères accourus à son secours.

Depuis, la ville était à feu et à sang.

 

Le lendemain, à la grande frayeur de mon hôte Samuel, contre lequel je dus même me battre, j’ouvris les trois verrous et me glissai au-dehors.

Le calme n’était pas revenu. Je remontai vers la source du vacarme le plus fort, l’église Sainte Marie-Madeleine. La foule y était si dense qu’elle débordait jusqu’au-delà du parvis, sur la place. Quoique j’étouffe, comme tous les gens de mer, en présence du grand nombre, et que je haïsse le contact trop proche des corps, je luttai et parvins à gagner le transept. En chaire, un homme vêtu de blanc vociférait :

— Hérésie ! Hérésie !

La foule entonnait en chœur :

— Hérésie ! Hérésie !

— Pureté ! Pureté ! clamait l’homme en blanc.

Et la foule scandait :

— Pureté ! Pureté !

Le prédicateur s’appuyait sur ces vagues de cris pour lancer encore plus fort :

— Détruisez ! Oui, détruisez ce peuple abominable !

— Détruisons ! Oui, détruisons !

Alors le prédicateur, d’un large mouvement circulaire de la tête, considéra l’assistance :

— Qu’attendez-vous ?

Un bref silence se fit. On se regardait, étonné :

— Il a raison. Qu’attendons-nous ?

Et la foule se rua vers la sortie, criant plus fort encore :

— Hérésie, hérésie, le bûcher pour tous ! Pureté ! Pureté pour Lisbonne ! À mort ! À mort !

Je me laissai entraîner par le flux, aussi terrorisé que secoué de dégoût.

Les violences qui avaient ensanglanté notre île espagnole et que je n’avais pas pu ou pas voulu empêcher durant les années où je le gouvernais, voici que je les retrouvais, les mêmes, mêmes gestes et semblables victimes, dans la douce, si douce Lisbonne : une porte de maison enfoncée, une meute humaine qui se précipite à l’intérieur, une femme qu’on traîne dehors par les cheveux, elle continue de tenir serré contre elle son bébé, on le lui arrache, on se le passe de main en main en lui crachant dessus, puis un homme s’en saisit, et, le tenant par une jambe, le fait tournoyer au-dessus de sa tête tandis que rugit la foule, et le fracasse contre la margelle d’un puits.

Montesinos m’avait posé cette question : pourquoi ? Pourquoi tant de haine en l’homme ? Et quel est cet être étrange nommé dominicain capable, sous le même étendard du Christ, de risquer sa vie pour sauver des Indiens et d’appeler au meurtre de tous les Juifs ?

Dieu seul sait comme j’ai aimé mon travail de cartographe, tout de précision et de rêverie mêlées. Mais, dans une autre vie, je sais que je m’adonnerais à la dissection ; avec une préférence pour les cadavres de dominicains. Quelle tâche plus exaltante que de chercher dans le corps d’un de ces saints hommes l’origine de la violence ? Il doit s’agir d’un organe minuscule en forme de trébuchet, une balance interne qui le fait passer sans prévenir de l’extrême bonté à la pire sauvagerie.

L'Entreprise des Indes
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